isak = running down to the riptide

l'odeur de l'océan ❈ les mains calleuses, usées par les remontées des filets de pêche et le bois ❈ livres de poésie ❈ pancakes pour le petit-déjeuner du dimanche ❈ du café noir, brulant ❈ un feu de cheminée ❈ cicatrice au genoux droite, huit ans, chute à vélo ❈ rire discret, mais chaleureux, réconfortant ❈ peur de l'abandon, de s'ouvrir, d'être blessé ❈ une vielle boîte en fer rouillé, dissimulée sous le lit, quelques bribes, souvenirs, objets appartenant à sa mère ❈ un feu de cheminée qui crépite ❈ le bruit de la pluie ❈ la terre humide ❈ sculpture ❈ pull tricoté ❈ l'éclat de la lune qui se reflète sur l’océan ❈ bière ambrée ❈ bonnets en laine ❈  le cliquetis des mâts ❈ marches en forêt ❈ nœuds marins ❈ thé noir, sans lait, sans sucre ❈ vieux pick-up garé dans l'allée ❈ uc

playlist

it's ok - tom rosenthal
so long honey - caamp
vagabond - caamp
half a man - dean lewis
skinny love - bon iver
i'll be good - jaymes young

« Assieds-toi, on quitte le port. » Un ton ferme, presque un ordre. Renfrogné, sans un mot, le jeune garçon s’assied à l’arrière du petit bateau à moteur de son grand père et laisse ses iris se perdre dans les remous. Les deux hommes naviguent en silence sous un ciel bleu alors que l’astre solaire entreprend sa lente descente. La lumière est magnifique et promet un coucher de soleil absolument incroyable. Les yeux perdus dans l’immensité bleue, l’adolescent se laisse bercer par cette atmosphère si familière. Le vrombissement du moteur, rassurant, presque réconfortant. Le vent dans ses boucles brunes. L’air marin, iodé, qui lui monte au nez, l’enveloppe, le transporte. Orientant son visage vers les rayons chauds du soleil, Isak ferme les yeux.

Seul dans son monde. Il n’y a plus que le cri lointain des mouettes, le clapotis des vagues et les embruns marins. Se penchant légèrement par-dessus bord, le jeune homme laisse sa paume glisser sur la surface de l’eau. Enfin, au milieu des vagues, il sent son cœur s’alléger, il se sent lui-même. L'orage qui gronde dans son cœur s'allège. Enfin.

Prendre le large, fuir la réalité pour quelques heures auprès de son grand-père. Ça avait toujours été leur petit rituel à eux. Aujourd'hui devenu adolescent, Isak n'accorde plus autant de temps à ces sorties en mer que par le passé. Et cette idée suffit à le faire regretter. Son cœur se serre et, automatiquement, son regard glisse jusqu'à la silhouette de son grand-père. Il sait très bien pourquoi ce dernier l'a traîné ici. De force. Parce que cette fois-ci, cette sortie en mer n'est pas née du souhait du brun. Elle a été imposée par un grand-père silencieux, renfermé, exaspéré suite à sa visite chez un proviseur en colère. « Ta mère aussi elle aimait nos sorties en bateau. Je crois qu'il n'y a qu'ici qu'elle se sentait réellement libre. »

Évidemment il sait. Il sait tout, lui et ses yeux gris qui l'observent, le dévisagent. Mais alors puisque Agnar Arnesen sait tout, sait-il la rancœur et la colère qu'Isak ressent ? La tristesse ? La déchirure qu'il vit à chaque anniversaire passé, à chaque étape de sa vie franchie sans cette figure maternelle à ses côtés ? Sait-il seulement ce que sait d'avoir l'impression d'être la raison de son départ précipité ? Haussement d'épaule détaché et désintéressé en guise de réponse. Il aimerait hurler sa colère, partager sa peine mais il sait que tout ceci ne servira à rien. Rien ne ramènera ces instants volés, dérobés par une mère égoïste, qui ne les aimait visiblement pas assez pour rester. Il joue les inaccessibles, les gros durs. Parce que si il ouvre la bouche, dieu seul sait ce qui en ressortira. « Sors ta canne à pêche, on va ramener du poisson à ta grand-mère. »

Les hommes Arnesen n'ont jamais été particulièrement doués avec les mots et pourtant, Isak comprend. Ces quelques mots suffisent étrangement à l'ancrer dans la réalité, à chasser les nuages. Il comprend que son grand-père est là. Qu'il ressent exactement la même douleur que la sienne. Il le voit, il peut le lire dans son regard fatigué. Car si Isak a perdu une mère, Agnar lui a perdu une fille.

Lorsqu'il s'empare de la canne à pêche gravée d'un Å délicat sur son vieux manche en bois l'adolescent esquisse un faible sourire, presque invisible.

L'ustensile en argent lui semble minuscule entre ses mains. Minuscule et parfaitement ridicule. Les sourcils froncés de concentration et de frustration, le brun ose un regard à sa droite puis à sa gauche, dans l'espoir fou de récolter quelques informations dont la manière de manier l'objet. L'œil noir il observe une blonde élégante manier le petit pic d'une main de maître et débusquer le coquillage d'un seul geste. Renfrogné, Isak retourne à la contemplation de son assiette. Ne pas savoir comment manger un crustacé. Le comble pour un pêcheur. Il peut déjà imaginer les rires d'Enid lorsqu'il lui contera cette mésaventure. Lui, l'expert en poisson, capable de désarêter et vider un saumon en mois de quarante secondes se retrouve empoté devant un plat de coquillages. Seulement voilà : Isak ne se sent pas à son aise. Les nappes sont trop blanches, la vaisselle trop brillante – et accompagnée de toute une armada d'ustensiles pour complexes les uns que les autres – les conversations des tables avoisinantes bien trop basses et le vin beaucoup trop cher. Deux à cinq semaines. C'est généralement le temps d'attente qu'il faut pour espérer avoir une table au Il Tridente, le meilleur restaurant de Positano qui offre une vue à couper le souffle sur la baie. Deux semaines pour se retrouver incapable de manger.

«..truc de merde ! » Marmonant dans sa barbe, Isak laisse tomber l'ustensile et s'empare de l'une des fourchettes soigneusement installées sur la nappe blanche. Probablement celle du plat principal ou du dessert mais il n'en a que faire. D'un geste, il embroche la chair du coquillage et tire dessus sans ménagement, sous le regard horrifié de la blonde. « Ben non Zio Zak ! » Rire cristallin qui lui parvient à l'autre bout de la table. Edda, sa petite nièce le regarde l'œil brillant. Ses cheveux habituellement bruns foncés sous le ciel de l'état de Washington ont pris des reflets dorés, sa peau s'est halée. A cet instant précis la ressemblance avec Elio est frappante.

« C'est pas comme ça qu'yfautfaire ! » Voir son oncle embrocher un coquillage semble la remplir d'une joie et d'une hilarité soudaine. Ignorant les regards lourds de la table d'à côté et l'air perplexe du serveur, Isak offre un sourire lumineux à sa nièce à l'instant où le crustacé sort de sa coquille. « Bien sûr que si, regarde ! Tiens, goûte. » Froncement de nez perplexe de la petite. Sans y faire attention, Isak dépose le coquillage dans l'assiette de sa nièce, l'encourageant à gouter sans rechigner. Parce qu'il ne veut pas qu'Edda devienne l'un de ces enfants pénibles à table. Parce qu'il risque de payer 200 euros se repas de luxe et qu'il s'est donné un mal de chien pour décortiquer ce fichu coquillage. Parce que s'ils sont ici, c'est grâce -ou à cause- à la liste de Freya, jointe à la carte qu'ils ont déterré Enid, Drew et lui il y a plus d'un an de ça et qu'il ne peut que sentir son cœur se serrer en imaginant que quelque part Freya les observe manger dans ce restaurant chic sur la côte amalfitaine. Un pari ou peu fou, une promesse. Si Freya n'est plus là pour vivre ses rêves Edda et Isak le feront pour elle. Et cet été, c'est en Italie que le parcours commence.

Peau halée, cheveux méchés aux reflets cuivrés, une fine pellicule de sel marin sur la peau, l'eau turquoise de la mer méditerranée. Les éclats de rire d'Edda, réchauffant son cœur, comblant les fissures et les blessures. Ce voyage touche bientôt à sa fin. Une aventure remplie de précieux souvenirs, de moments volés, d'instants de complicité entre l'oncle et la nièce. Il l'avait pourtant redouté Isak. Pas certain de prendre la bonne décision lorsqu'il avait exposé à Enid son idée de s'envoler pour l'Italie. Pas sûr d'être prêt. D'être capable de fouler la terre de ce pays dont elle était tombée amoureuse pour ne jamais revenir. Ce pays qui l'avait arraché à lui et à Brevik. Ce pays où elle avait rendu son dernier souffle, loin des siens, loin de lui.

A la mort de Freya on lui avait sorti toutes sortes de phrases pré-construites, le genre de choses que l'on sort deux fois par années, aux enterrements. Seul le temps peut aider. Le deuil se constitue d'étape difficiles et éprouvantes mais surmontables. Lui n'avait rien voulu de tout ça. Personne n'arrivait à comprendre la blessure, la déchirure de son âme coupée, scindée en deux à l'instant où Freya avait quitté cette terre. Parce que c'est exactement ce qu'il avait perdu. Sa moitié. La meilleure partie de lui. Son double, ce reflet dans le miroir si semblable au sien. Sans elle la vie semblait vide, sombre et froide. Vide de tout sens. Un puis sans duquel il était alors certain de ne jamais ressortir.

La première nuit après l’annonce fut probablement la plus douloureuse. Marquée au fer rouge dans sa mémoire. Il se souvient des larmes intarissables de sa grand-mère, de son impuissance. De la phrase de la famille d’Elio exprimée dans un anglais approximatif. Si Elio était mort sur place, Freya elle avait pu être emmenée en urgence à l’hôpital de Florence. Après trente minutes elle s’était éteinte. Trente petites minutes. Sans la main de son jumeau dans la sienne pour la soutenir, la supplier de lui revenir.

Les jours,les mois suivant, Isak les avaient passés dans un brouillard épais. La tristesse c'était petit à petit transformée en rage sourde et destructrice. Les remparts de son cœur s'étaient élevés si haut qu'il les pensait infranchissables. Puis la nouvelle lui était tombée dessus. Edda, restée chez des amis du couple le jour de l'accident était orpheline et sans foyer. Si la famille proche n'entreprenait rien pour s'occuper de l'enfant, cette dernière risquait d'être placée aux mains des services sociaux. C'est le cœur en miettes mais avec un objectif que le brun s'était envolé pour l'Italie pour l'enterrement de sa sœur et de son beau-frère.

Isak ne garde qu'un souvenir vague de son arrivée à Pitigliano, le charmant village pittoresque où Elio et Freya s'étaient installés et où ils souhaitaient être enterrés. En surplomb des gorges de la Lente, le village a tout d'une photo de carte postale. Charmant, pittoresque, aux ruelles exiguës et fleuries. Le brun ne garde en tête que le son métallique de la cloche du clocher de l'église lui vrillant les tympans, lui faisant monter la bile. Cette fois-ci pourtant, tout est différent. La petite main d'Edda dans la sienne, le chant des hirondelles, la tête remplie de souvenirs de ce voyage aux quatre coins de l'Italie, la to do liste de Freya comme guide. Une dernière étape importante et nécessaire car s'il n'y avait pas cru lorsqu'on le lui avait dit il y a plus d'un an, le deuil comporte effectivement des étapes. Des étapes aux lignes bien plus floues et complexes qu'on le laisse entendre mais aujourd'hui même si sa gorge est serrée et sa main crispée autour de celle de sa nièce, Isak se sent fier d'être arrivé jusqu'ici. Les grilles du cimetière public de Pitigliano. Une dernière étape importante. Pour lui, pour Edda. Parce que s'il a pris la responsabilité d'éduquer la petite, il ne souhaite pas qu'elle oublie Freya et Elio et il se fait la promesse d'être là et de faire face pour elle, pour lui, pour qu'ensemble ils avancent et grandissent sans pourtant ne jamais oublier.